
LE MONDE: MONTAGNES RUSSES DANS LA VALLEY
En temps normal, l’introduction en Bourse de Pure Storage serait quasiment passée inaperçue. Mais voilà, cela fait près de trois mois qu’aucune société technologique ne s’est risquée à se frotter aux investisseurs de Wall Street. Du jamais-vu depuis plus de six ans. Mercredi 7 octobre, les premiers pas boursiers de l’entreprise californienne, spécialisée dans le stockage de données, ont donc été observés de près. Ils n’ont pas été positifs : introduite à 17 dollars, l’action a terminé la séance à 16,01 dollars, soit une baisse de 5,82 %.
Cet épisode confirme que les entreprises high-tech ne font plus recette à Wall Street. Les plus hauts historiques récemment touchés par Apple, Google, Facebook ou encore Amazon masquent les plongeons de nombreuses entreprises du secteur. A l’image de Twitter, dont le cours a chuté de 46 % depuis la fin avril. Ou de Yelp, site spécialisé dans la publication d’avis de consommateurs, victime d’une dégringolade de 59 % cette année ; ou, plus récemment, de GoPro, le fabricant de caméras miniatures, avec un repli de 53 % en deux mois.
Les derniers arrivants ne font pas mieux. Six mois après ses débuts réussis sur les marchés actions, le titre du e-commerçant Etsy évolue sous son cours d’introduction. Idem pour la plate-forme de prêts entre particuliers Lending Club et pour Box, le spécialiste du cloud computing, après moins d’un an de cotation. Plus surprenant, Alibaba est aussi dans ce cas. En septembre 2014, le géant chinois du commerce en ligne avait fait une entrée en fanfare sur le New York Stock Exchange (NYSE). Il s’était même octroyé le record de la plus grande introduction en Bourse de l’histoire. La valeur a depuis perdu 43 % sur ses plus hauts.
CONFRONTATION AVEC LA RÉALITÉ DES CHIFFRES
Au-delà des problématiques spécifiques, plusieurs points communs émergent. Le plus important : un optimisme initial des marchés ayant entraîné une surévaluation. Fin décembre 2013, quand l’action Twitter a touché son plus haut niveau historique (74 dollars, soit trois fois plus que le cours actuel), la capitalisation boursière du réseau social dépassait les 40 milliards de dollars (35 milliards d’euros) contre 20 milliards de dollars aujourd’hui. Cela représentait plus de trente-cinq fois le niveau de chiffre d’affaires alors attendu pour 2014. Le réseau de microblogging était la société Internet la plus chère. Dans ces conditions, il était difficile, pour le groupe basé à San Francisco (Californie), de satisfaire les attentes de Wall Street.
Il n’est pas le seul dans ce cas. Au bout d’un moment, les marchés doivent affronter la réalité des chiffres et des perspectives de croissance. Dans ce cadre, la publication des résultats trimestriels est un exercice périlleux. Fin juillet, l’action de Yelp avait ainsi perdu un quart de sa valeur en une seule séance. Quelques jours plus tard, Etsy avait vu son cours plonger de 28 %. « Leur croissance ralentit. Ils ne peuvent plus justifier leur valorisation », estime Gil Luria, analyste de Wedbush Securities.
Ces dégringolades boursières n’affectent pas que les actionnaires. Elles pénalisent directement les employés. Dans la Silicon Valley, il est coutume de distribuer des actions gratuites aux salariés. Les sommes en jeu sont parfois colossales. Chez Twitter, les rémunérations en actions devraient être comprises entre 750 et 790 millions de dollars en 2015. GoPro a déjà dépensé 45 millions de dollars cette année.
Un cours de Bourse en baisse ou de faibles perspectives de croissance peuvent alors se traduire en départs de salariés. D’autant que les ingénieurs de la Silicon Valley n’hésitent pas à changer d’emploi. « Il existe de nombreuses opportunités dans des start-up en forte croissance, indique
Dave Carvajal, directeur du cabinet de recrutement Dave Partners. Pour ces entreprises, ce n’est pas très compliqué de débaucher un talent. Et la tâche est facilitée si un employeur connaît des difficultés sur les marchés boursiers. »
LES RECRUTEURS À L’AFFUT
« Le moral des employés de Twitter est très bon », assurait, lundi 5 octobre, Jack Dorsey, peu après sa confirmation au poste de directeur général du réseau social. « Beaucoup de personnes se posent des questions sur leur avenir », rétorque un salarié. Les employés de Twitter sont en effet devenus une cible privilégiée des recruteurs d’Uber, de Airbnb et d’autres « licornes », ces start-up valorisées à plus d’un milliard de dollars. Elles leur offrent davantage de responsabilités et des salaires élevés. Surtout, elles peuvent leur faire miroiter des gains importants en actions.
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Twitter, Yelp et les autres ont aussi davantage de mal à recruter. Le site de microblogging s’apprêterait même à supprimer des emplois, rapportait, vendredi 9 octobre, le site d’information Re/code. « La bulle causée par les licornes a aggravé les défis en termes de main-d’œuvre, en particulier pour les entreprises cotées dont le cours de l’action stagne », estime Mark Mahaney, analyste chez RBC Capital. « Pour compenser, elles doivent offrir des rémunérations plus importantes », ajoute M. Carvajal. Cela se traduit par une hausse de leurs dépenses, ce qui complique d’autant leur chemin vers la rentabilité. « Dans plusieurs secteurs, nos coûts ont augmenté », reconnaissait fin juillet Geoff Donaker, le directeur opérationnel de Yelp. La société a revu à la baisse la croissance prévue de ses équipes commerciales, à 30 % cette année, et non plus 40 %.
CONSÉQUENTES LIQUIDITÉS
La situation n’est pas près de s’arranger. Au deuxième trimestre, les start-up américaines ont levé plus de 17 milliards de dollars auprès des fonds de capital-risque, d’après les données compilées par National Venture Capital Association. Un record depuis fin 2000, peu avant l’éclatement de la bulle Internet. A cela s’ajoutent les investissements réalisés par les sociétés de gestion d’actifs, les fonds souverains ou de grandes entreprises étrangères, notamment chinoises.
Ces liquidités permettent aux licornes de rivaliser avec leurs aînées. Mais aussi de retarder leur entrée en Bourse. Seul le spécialiste du paiement mobile Square prévoit de franchir le cap cette année. Selon la firme Renaissance Capital, les entreprises high-tech n’ont représenté que 11 % des opérations boursières réalisées en 2015 aux Etats-Unis. Les conditions de marché jouent un rôle important – certaines sociétés auraient eu à justifier leur valorisation à Wall Street. Mais pas seulement. Les licornes ne souhaitent pas être soumises aux aléas de la Bourse. Car elles pourraient se retrouver dans la même position que Twitter, Yelp ou GoPro.
Via: La Monde